XIX
Où le roi change d’opinion à l’endroit de M. de Condé et du conseiller Anne Dubourg
Madame l’amirale, avant de voir le roi, avait d’abord aperçu le prince de Condé, auquel elle s’apprêtait à jeter le regard le plus souriant et le plus affectueux, quand ce regard rencontra inopinément le visage du roi. L’expression de colère empreinte sur ce visage fit baisser la tête à l’amirale, qui s’approcha en tremblant.
Arrivée devant le roi, elle s’inclina.
– Je vous ai fait appeler, madame l’amirale, dit le roi, les lèvres blêmissantes et les dents serrées, pour vous demander le mot d’une énigme que je cherche inutilement à deviner depuis ce matin.
– Je suis toujours aux ordres de mon roi, balbutia l’amirale.
– Même pour déchiffrer des énigmes ? reprit François. Tant mieux ! je suis enchanté de savoir cela, et nous allons incontinent nous mettre à l’œuvre.
L’amirale s’inclina.
– Veuillez donc nous expliquer, à notre cher cousin de Condé et à nous, reprit le roi, comment il se fait qu’un billet, écrit par notre ordre à une personne de la Cour, ait été perdu par vous, hier au soir, dans les appartements de la reine mère ?
Ce fut au tour du prince de Condé à comprendre ce que voulait dire ce frissonnement qu’il avait éprouvé à l’annonce de l’amirale.
Toute la vérité parut à ses yeux comme si elle sortait de terre, et ces mots terribles du roi bourdonnèrent à ses oreilles : « Je vais vous montrer comment je punis ! »
Il regarda l’amirale.
Celle-ci avait les yeux fixés sur lui, car elle semblait lui demander : « Que faut-il répondre au roi ? »
Le roi ne comprit pas la pantomime des deux complices, et continua :
– Eh bien ! madame l’amirale, dit-il, voilà l’énigme posée ; nous vous en demandons le mot.
L’amirale se tut.
Le roi continua :
– Mais peut-être n’avez-vous pas bien compris ma question : je vais la répéter. Comment se fait-il qu’un billet, qui ne vous était pas adressé, se soit trouvé entre vos mains, et par quelle maladresse ou quelle perfidie ce billet est-il tombé de votre poche sur le tapis de la chambre de la reine mère, et est-il passé, du tapis de la chambre de la reine mère, dans les mains de M. de Joinville ?
L’amirale eut le temps de se remettre.
– Bien simplement, Sire, dit-elle en recouvrant son sang-froid. J’ai trouvé ce billet dans le corridor du Louvre qui conduit à la chambre des Métamorphoses ; je l’ai ramassé, je l’ai lu et, n’en connaissant pas l’écriture, je l’ai porté chez la reine mère, dans l’intention de lui demander si elle était plus savante que moi. Il y avait chez Sa Majesté grande assemblée de poètes et d’écrivains, et parmi eux M. de Brantôme, lequel a raconté de si prodigieuses histoires, que chacun en a ri aux larmes, moi comme les autres, Sire ; si bien, qu’en riant, j’ai tiré mon mouchoir, et que mon mouchoir a fait lui-même sortir de ma poche et tomber à terre ce malheureux billet que j’avais oublié. Quand je l’ai voulu chercher, il n’y était plus, ni dans ma poche, ni même autour de moi, et je présume que M. de Joinville l’avait déjà ramassé.
– La chose est très vraisemblable, dit le roi avec un sourire railleur ; mais je ne la tiens pas pour vraie, si vraisemblable qu’elle soit.
– Que veut dire Votre Majesté ? demanda l’amirale avec inquiétude.
– Vous avez trouvé ce billet ? demanda le roi.
– Oui, Sire.
– Eh bien ! rien alors ne vous est plus facile que de me dire dans quoi il était enveloppé...
– Mais, balbutia l’amirale, il n’était aucunement enveloppé, Sire...
– Il n’était pas enveloppé dans quelque chose ?
– Non, dit l’amirale en pâlissant ; il était simplement plié en quatre.
Un éclair illumina l’esprit de M. le prince de Condé.
Évidemment Mlle de Saint-André avait expliqué au roi la perte de son billet par la perte de son mouchoir. Par malheur, la chose, qui devenait transparente pour M. de Condé, restait obscure pour madame l’amirale.
Elle baissa donc la tête sous le regard inquisiteur du roi, se troublant de plus en plus, avouant, par son silence, qu’elle avait mérité la colère qu’elle sentait peser sur elle.
– Madame l’amirale, dit François, pour une dévote personne comme vous êtes, vous avouerez que voilà un mensonge des plus hardis.
– Sire ! balbutia l’amirale.
– Sont-ce là les fruits de la religion nouvelle, madame ? continua le roi. Voici notre cousin de Condé qui, quoique prince catholique ; nous prêchait tout à l’heure la réforme en termes vraiment émouvants. Répondez donc vous-même à madame l’amirale, notre cher cousin, et dites-lui de notre part, qu’à quelque religion qu’on appartienne, on est toujours mal venu de tromper son roi.
– Grâce ! Sire, balbutia l’amirale, les larmes aux yeux, en voyant la colère du roi monter peu à peu avec la rapidité de la marée.
– Et à propos de quoi me demandez-vous grâce, madame l’amirale ? dit François. J’aurais mis ma main au feu, il n’y a pas une heure encore, quelque chose que l’on pût me dire de vous, que vous étiez la plus rigide personne de mon royaume.
– Sire ! s’écria l’amirale en relevant fièrement la tête, votre colère, soit, mais non vos railleries. C’est vrai, je n’ai point trouvé le billet.
– Ah ! vous l’avouez ? dit triomphalement le roi.
– Oui, Sire, répondit simplement l’amirale.
– Alors, quelqu’un vous avait remis ce billet ?
– Oui, Sire.
Le prince suivait la conversation avec l’intention visible d’intervenir quand il jugerait le moment arrivé.
– Et qui vous l’a remis, madame l’amirale ? demanda le roi.
– Je ne saurais nommer cette personne, Sire, répondit fermement Mme de Coligny.
– Et pourquoi donc cela, ma cousine ? dit le prince de Condé en intervenant et en lui coupant la parole.
– Oui, pourquoi cela ? reprit le roi, enchanté du renfort qui lui arrivait.
L’amirale regarda le prince, comme pour lui demander l’explication des paroles qu’il venait de prononcer.
– Sans doute ! continua le prince, répondant à l’interrogation muette de l’amirale, je n’ai aucune raison pour cacher la vérité au roi.
– Ah ! fit le roi se tournant vers le prince de Condé, vous savez donc le fin mot de cette histoire, vous ?
– Parfaitement, Sire.
– Et comment cela ?
– Mais, Sire, répondit le prince, parce que j’y ai joué le rôle principal.
– Vous, monsieur ?
– Moi-même, Sire.
– Et comment se fait-il que vous ne m’en ayez pas encore dit un mot jusqu’à présent ?
– Parce que, Sire, répondit le prince sans se déconcerter, parce que vous ne m’avez pas fait l’honneur de m’interroger et que je ne me permettrais pas de raconter une anecdote, quelle qu’elle fût, à mon gracieux souverain, sans y être autorisé par lui.
– J’aime votre déférence, cousin Louis, dit François. Toutefois, le respect a des bornes, et l’on peut prévenir les questions de son souverain quand on croit lui être utile ou tout au moins agréable. Faites-moi donc la grâce, monsieur, de me dire tout ce que vous savez à ce sujet, et quelle espèce de rôle vous avez joué dans toute cette histoire.
– J’ai joué le rôle du hasard. C’est moi qui ai trouvé le billet.
– Ah ! c’est vous ! dit le roi en fronçant le sourcil et en regardant sévèrement le prince. Alors, je ne suis plus étonné que vous attendiez mes questions. Ah !... c’est vous qui avez trouvé le billet ?
– C’est moi, oui, Sire.
– Et où cela ?
– Mais dans le couloir qui conduit à la salle des Métamorphoses, comme avait tout à l’heure l’honneur de vous le dire madame l’amirale.
Le regard du roi allait du prince à l’amirale et semblait chercher à pénétrer quelle espèce de connivence il pouvait y avoir entre eux.
– Alors, mon cousin, dit-il, puisque c’est vous qui l’avez trouvé, vous devez savoir dans quoi il était enfermé.
– Il n’était pas enfermé, Sire.
– Comment ! s’écria le roi en blêmissant ; vous osez me dire que le billet n’était pas enfermé ?
– Oui, Sire, j’ai l’audace de dire la vérité, et j’ai l’honneur de répéter à Votre Majesté que le billet n’était pas enfermé ; mais délicatement enveloppé.
– Enveloppé ou enfermé, monsieur, dit le roi, n’est-ce point la même chose ?
– Ah ! Sire, dit le prince, il y a entre les deux mots une différence extraordinaire. On enferme un prisonnier, mais on enveloppe une lettre.
– Je ne vous savais pas si grand linguiste, mon cousin.
– Les loisirs que me laisse la paix me permettent d’étudier la grammaire, Sire !
– Enfin, monsieur, pour en finir, dites-moi dans quoi le billet était enveloppé ou enfermé.
– Dans un fin mouchoir brodé aux quatre coins, Sire, et c’est dans un des coins que le billet était noué !
– Où est ce mouchoir ?
Le prince tira le mouchoir de sa poitrine.
– Le voici, Sire !
Le roi arracha violemment le mouchoir des mains du prince de Condé.
– Bien ! Mais, maintenant, comment se fait-il que le billet trouvé par vous soit entre les mains de madame l’amirale ?
– Rien de plus simple, Sire. En descendant les degrés du Louvre, j’ai rencontré madame l’amirale et je lui ai dit : « Ma cousine, voici un billet perdu par quelque gentilhomme ou quelque dame du Louvre. Veuillez vous informer qui peut avoir perdu un billet, la chose vous est facile, par Dandelot, qui est de garde, et remettez, je vous prie, le billet à son propriétaire. »
– C’est très naturel, en effet, cousin, dit le roi, qui ne croyait pas un mot de toute cette histoire.
– Alors, Sire, dit le prince de Condé en faisant mine de se retirer, puisque j’ai eu l’honneur de satisfaire entièrement Votre Majesté...
Mais le roi l’arrêta du geste.
– Encore un mot, mon cousin, s’il vous plaît, dit-il.
– Comment ! Sire, volontiers.
– Madame l’amirale, dit le roi en se retournant vers Mme de Coligny, je vous reconnais pour une loyale sujette ; car, dans la situation où vous étiez devant M. le prince de Condé, vous m’avez dit tout ce que vous pouviez me dire. Je vous demande pardon de vous avoir dérangée. Vous êtes libre, et demeurez dans nos bonnes grâces. Le reste de l’explication regarde M. de Condé.
L’amirale salua et sortit.
M. de Condé eût bien voulu en faire autant ; mais il était retenu par l’ordre du roi.
L’amirale sortie, le roi s’approcha du prince, les dents serrées, les lèvres violettes.
– Monsieur, dit-il, vous n’aviez pas besoin de recourir à madame l’amirale pour savoir à qui était adressé le billet.
– Comment cela, Sire ?
– Attendu que voici dans un coin du mouchoir les initiales et dans l’autre les armes de Mlle de Saint-André.
Ce fut au tour de M. de Condé de baisser la tête.
– Vous saviez que le billet appartenait à Mlle de Saint-André, et, le sachant, vous avez exposé ce billet à tomber entre les mains de la reine mère.
– Votre Majesté me rendra au moins la justice de reconnaître que j’ignorais qu’il fût écrit par son ordre, et que ce billet connu pouvait la compromettre ?
– Monsieur, vous qui connaissez si bien la valeur des mots de la langue française, vous devez savoir que rien ne compromet ma majesté ; je fais ce qui me plaît, et personne n’a rien à y voir ni rien à y dire, et la preuve...
Il alla à la table, prit le parchemin déjà rayé par une ligne et demie de son écriture.
– Et la preuve, tenez...
Il fit le mouvement de déchirer le parchemin.
– Ah ! Sire, que votre colère tombe sur moi et non sur un innocent !
– Du moment où mon ennemi le protège, il n’est plus innocent pour moi, monsieur.
– Votre ennemi, Sire ! s’écria le prince ; le roi me considère-t-il comme son ennemi ?
– Pourquoi pas, puisque de ce moment je suis le vôtre ?
Et il déchira le parchemin.
– Sire, Sire, au nom du Ciel ! s’écria le prince.
– Monsieur, voici ma réponse aux menaces que vous faisiez tout à l’heure au nom du parti huguenot. Je le défie, monsieur, et vous avec lui, s’il vous plaît par hasard d’en prendre le commandement. Ce soir, le conseiller Anne Dubourg sera exécuté.
– Sire, c’est le sang d’un innocent, c’est le sang d’un juste qui va couler !
– Eh bien ! dit le roi, qu’il coule, et qu’il tombe goutte à goutte sur la tête de celui qui le répand.
– Et celui-là, Sire ?
– C’est vous, monsieur de Condé !
Et, montrant du doigt la porte au prince :
– Sortez, monsieur ! dit-il.
– Mais, Sire..., insista le prince.
– Sortez, vous dis-je ! grinça le roi en frappant dupied. Il n’y aurait pas sûreté pour vous à rester dix minutes de plus au Louvre !
Le prince s’inclina et sortit.
Le roi, écrasé, tomba dans son fauteuil, les coudes sur la table, la tête entre ses mains.